Wednesday, 30 December 2015

République numérique et Open access: les leçons d'une expérience

Après avoir consulté le public au sujet du projet de loi pour une République numérique, le gouvernement français a donné ses réponses aux suggestions qui ont été faites, et le conseil des ministres a adopté un projet de loi modifié en conséquence. Ayant participé à la consultation au sujet de l'article 9 du projet initial, intitulé "Libre accès aux publications scientifiques de la recherche publique", je voudrais ici évaluer dans quelle mesure l'exercice a été utile, et quelles leçons en tirer pour d'éventuelles consultations futures au sujet d'autres projets de loi.


Open access: les données du problème

De plus en plus d'organismes qui financent la recherche, en France comme à l'étranger, demandent que les articles qui en résultent soient en accès libre, tout en autorisant éventuellement une période d'embargo de quelques mois après la publication dans un journal. Par exemple, dans les directives d'Octobre 2013 du conseil européen de la recherche (ERC), on peut lire ceci:
[The ERC] requests that an electronic copy of any research article, monograph or other research publication that is supported in whole, or in part, by ERC funding be deposited in a suitable repository immediately upon publication. Open access should be provided as soon as possible and in any case no later than six months after the official publication date. For publications in the Social Sciences and Humanities domain a delay of up to twelve months is acceptable.
Cela signifie en particulier
  • que les chercheurs financés par l'ERC ont une obligation de mettre leurs travaux en accès libre,
  • que cette obligation existe même pour les travaux financés en partie par l'ERC,
  • et que l'embargo est au maximum de six mois pour les sciences exactes.
En pratique, il est important de savoir comment la mise en accès libre est contrôlée, et ce qu'encourent les contrevenants. Cependant, comme ces points n'ont pas à être abordés dans un projet de loi, je les laisse de côté.

L'article 9 initial: un texte timoré

En comparaison avec le texte de l'ERC, l'article 9 écrit initialement par le gouvernement est presque vide de substance:
Lorsque un écrit scientifique, issu d’une activité de recherche financée au moins pour moitié par des fonds publics, est publié dans un périodique, un ouvrage paraissant au moins une fois par an, des actes de congrès ou de colloques ou des recueils de mélanges, son auteur, même en cas de cession exclusive à un éditeur, dispose du droit de mettre à disposition gratuitement sous une forme numérique, sous réserve des droits des éventuels coauteurs, la dernière version acceptée de son manuscrit par son éditeur et à l’exclusion du travail de mise en forme qui incombe à ce dernier, au terme d’un délai de douze mois pour les sciences, la technique et la médecine et de vingt-quatre mois pour les sciences humaines et sociales, à compter de date de la première publication. Cette mise à disposition ne peut donner lieu à aucune exploitation commerciale.
Ainsi:
  • Les checheurs n'ont aucune obligation de mettre leurs travaux en accès libre, seulement un droit. Mais pourquoi le feraient-ils systématiquement, lorsque cela demande du travail supplémentaire? Il en irait autrement s'il y avait une obligation: la mise en accès libre devrait être systématique, et donc intégrée aux procédures standard. 
  • Ce droit est soumis à des critères vagues, et il sera en pratique difficile de savoir quand il s'applique: comment détermine-t-on si une activité de recherche est financée pour moitié par des fonds publics? Comment sait-on si les droits des coauteurs permettent la mise en accès libre?  
  • La durée d'embargo de douze mois (pour les sciences exactes) est le double de la durée standard de six mois, elle-même déjà fort longue.
Bref, le texte initial relevait de l'effet d'annonce, et ne pouvait guère contribuer à l'Open access. La question était donc de savoir si le débat public allait permettre de lui donner quelque substance.

La consultation publique: un torrent d'idées non canalisées

Proposer une durée d'embargo de douze mois était une provocation qui allait nécéssairement susciter les foudres de l'écrasante majorité des contributeurs. La discussion allait-elle régler rapidement cette question, et passer à des points plus importants et plus difficiles, comme de savoir si l'Open access devait être un droit ou une obligation pour les chercheurs? 

Avec 108 modifications proposées, 132 arguments et 3334 votes, l'article 9 a fait l'objet d'un large débat. De nombreuses contributions provenaient d'organisations: l'Association des archivistes français, l'Université Pierre et Marie Curie, l'Association des responsables IST des organismes de recherche français, la Fédération Nationale de la Presse d'information Spécialisée, le SNESUP, Regards Citoyens, Cairn.info, etc. Les contributeurs pouvaient proposer soit des modifications de l'article du Gouvernement, soit des arguments, soit de nouveaux articles. Le public pouvait de plus voter pour ou contre l'article du Gouvernement, et les diverses contributions proposées. Cependant, chaque nouveau contributeur repartait pour ainsi dire à zéro: rien ne le forçait à prendre en compte les contributions existantes, et il ne pouvait modifier que l'article du Gouvernement -- et pas une version modifiée déjà proposée. Par ailleurs, aucun mécanisme ne permettait d'éliminer les contributions redondantes ou de piètre qualité. Bref, le caractère primitif de la plate-forme utilisée a conduit à l'éparpillement du débat. Par exemple, la réduction du délai d'embargo à six mois ou moins, qui aurait pu faire l'objet d'un seul amendement, a été reprise dans 9 des 17 modifications ayant recueilli au moins 100 votes.

Heureusement, une synthèse de la consultation au sujet de cet article 9 a été faite par Benoît Pier et Frédérice Hélein, du CNRS. (Ce document reproduit en annexe certaines contributions particulièrement pertinentes, auxquelles on 
accède ainsi beaucoup plus aisément que via la plate-forme.) Cette synthèse se résume en cinq points:
  1. Le vote négatif sur le texte gouvernemental est à la fois majoritaire et convergent. L'article 9 étant le seul article gouvernemental ainsi rejeté par la consultation, il semblait donc opportun de le modifier en profondeur. 
  2. Un consensus clair pour raccourcir l'embargo sur la publication scientifique. Sans surprise.
  3. Un consensus contre la cession exclusive des droits à un éditeur. Une disposition dont le sens précis et les implications n'ont guère été discutés lors du débat, sans doute car elle s'écartait substantiellement de l'esprit du texte gouvernemental, et que la forme de la consultation ne se prêtait pas à des discussions complexes ou constructives.
  4. Un consensus pour souligner diverses ambiguïtés du texte gouvernemental. Constatant l'inadéquation manifeste du texte gouvernemental, les contributeurs ont néanmoins essayé de l'améliorer, plutôt que de le réécrire.  
  5. Un consensus en faveur d'une recommandation nationale claire en faveur de l'archive ouverte. Le débat a ainsi dévié vers les moyens de mettre les travaux en accès libre, ce qui est hors sujet dans un texte de loi. Il n'a pas suffisamment discuté la question de l'obligation de le faire, malgré les efforts en ce sens de certains contributeurs.

La réponse du gouvernement: aucun changement substantiel

Le gouvernement a fait des réponses à un grand nombre de contributions, sans cependant les avoir synthétisées au préalable. Ces réponses sont donc aussi éparpillées que le débat lui-même, et il n'est pas facile de s'en faire une idée globale -- impossible d'afficher la liste des réponses relatives à l'article 9, par exemple. Cependant, ces réponses sont tout aussi redondantes que les contributions, et sont toutes générées à partir d'un petit nombre de paragraphes. Je reproduis ici les quatre paragraphes les plus substantiels:

  • Le droit d'auteur est sacré: 
    Le Gouvernement a souhaité, dans sa proposition, préserver le droit d’auteur du chercheur, qui assure à sa seule personne le droit de divulguer son œuvre et de fixer les conditions de la divulgation. S’il reste souhaitable qu’un maximum de publications scientifiques soit le plus librement accessible, une obligation inscrite dans la loi faite aux chercheurs se heurterait au principe de liberté de ces derniers. 
    Quand les oeuves en question sont produites par des chercheurs payés par l'État dans l'exercice de leurs fonctions, on voit cependant mal ce qui justifie tant d'égards pour le droit d'auteur (qui ne sert qu'à être cédé gratuitement aux éditeurs) ou la liberté des chercheurs (d'empêcher le public qui les finance d'accéder à leurs travaux). 
  • Le droit d'auteur est intouchable: 
    Il y a aujourd’hui un consensus pour reconnaître que le text and data mining (TDM) représente un enjeu majeur d’innovation, mais aussi de positionnement concurrentiel pour la recherche. La voie contractuelle, qui nécessiterait une négociation éditeur par éditeur, a montré des limites pour permettre l’application des techniques de TDM à de grands ensembles de corpus, à des fins de recherche.
    La voie législative, qui introduirait une nouvelle exception au droit d’auteur, suppose pour sa part de mettre en place des garanties permettant de répondre aux inquiétudes des éditeurs, en particulier face au risque de dissémination des copies numériques. Cette garantie pourrait être offerte par l’intermédiation d’un tiers de confiance. A cet égard, il est à noter que la Bibliothèque nationale de France (BnF) s’est d’ores et déjà portée candidate pour jouer un tel rôle.
    La concertation entre le ministère de l’éducation nationale de l’enseignement supérieur et de la recherche et le ministère de la culture et de la communication se poursuit sur ces questions, dans le contexte de la révision en cours de la directive européenne sur le droit d’auteur, seule modalité possible pour la création d’une nouvelle exception au droit d’auteur.
    Même quand il y a un besoin criant de toucher au droit d'auteur, on en rejette la responsabilité à d'autres.
     
  • Le droit d'auteur est sacré (bis): 
    La proposition de Roberto Di Cosmo vise à interdire la cession exclusive de droit sur les publications scientifiques lorsqu'aucune rémunération n'est prévue pour l'auteur-chercheur.
    L’esprit de l’article soumis à consultation est d’instituer pour l’auteur un droit « secondaire » pour l’usage de sa production scientifique, dans le respect des principes du droit d’auteur. Une interdiction de cession exclusive serait pour sa part de nature à limiter le libre exercice des droits de propriété intellectuelle conférés par la loi à l’auteur d’un écrit, ce qui soulève des questions de constitutionnalité.
  • Donner des droits, dissuader les chercheurs d'en faire usage:
    En choisissant un seuil de 50% de part de fonds publics dans le financement pour qualifier les activités de recherche visées par la mesure proposée, le Gouvernement a privilégié un critère simple et quantifiable, répondant à la nécessité de distinguer clairement les activités financées essentiellement sur fonds privés, qui n’ont pas vocation à être concernées. Le critère pourra être inséré et évalué dans les conventions passées entre les opérateurs publics de recherche et les entreprises. Cette approche est également celle retenue par l’Allemagne et l’Italie, principaux pays à avoir légiféré sur l’open access.
    Le seuil de 50% n'a évidemment rien de simple. Quand un article a plusieurs auteurs, dont certains étrangers, travaillant dans des institutions diverses (universités, instituts de recherche, etc), employés par des institutions diverses (CNRS, entreprises, etc), et bénéficiant de financements variés (privés, européens, régionaux, nationaux), comment évaluer la part de fonds publics? Quel chercheur voudra se consacrer à cette corvée administrative, au risque d'entrer dans l'illégalité s'il se trompe?
Le gouvernement rejette donc l'ensemble des modifications substantielles proposées, même lorsqu'elles font l'objet d'un consensus, à l'exception de la réduction à six mois de la durée d'embargo. Par rapport au projet initial, le  projet de loi adopté par le conseil de ministres n'incorpore donc que cette modification, plus quelques précisions techniques, dans ce qui est maintenant son article 17:
 I. - Lorsqu’un écrit scientifique, issu d’une activité de recherche
financée au moins pour moitié par des dotations de l'Etat, des collectivités territoriales ou des établissements publics, par des subventions d'agences de financement nationales ou par des fonds de l'Union européenne, est publié dans un périodique paraissant au moins une fois par an, dans des actes de congrès ou de colloques ou des recueils de mélanges, son auteur dispose, même en
cas de cession exclusive à un éditeur, du droit de mettre à disposition gratuitement sous une forme numérique, sous réserve des droits des éventuels coauteurs, la version finale du manuscrit acceptée pour publication, dès lors que l’éditeur met lui-même l’écrit gratuitement à disposition sous une forme numérique, et, à défaut, à l’expiration d’un délai courant à compter de la date de
la première publication. Ce délai est de six mois pour les sciences, la technique et la médecine, et de douze mois pour les sciences humaines et sociales.

Il est interdit d’exploiter la mise à disposition permise au titre du premier alinéa dans le cadre d’une activité d’édition à caractère commercial.

II. - Dès lors que les données issues d’une activité de recherche, financée au moins pour moitié par des dotations de l'Etat, des collectivités territoriales, des établissements publics, des subventions d'agences de financement nationales ou par des fonds de l'Union européenne, ne sont pas protégées par un droit spécifique, ou une réglementation particulière, et qu'elles ont été rendues publiques par le chercheur, l’établissement ou l’organisme de recherche, leur
réutilisation est libre.

III. - L’éditeur d’un écrit scientifique mentionné au I ne peut limiter la réutilisation des données de la recherche rendues publiques dans le cadre de sa publication.
Un champ de mines juridique.

La synthèse déjà citée relevait un article du code de la propriété intellectuelle, qui semble interdire la cession des droits d'auteur lorsque l'auteur n'est pas rémunéré:
Article L131-4: La cession par l'auteur de ses droits sur son oeuvre peut être totale ou partielle. Elle doit comporter au profit de l'auteur la participation proportionnelle aux recettes provenant de la vente ou de l'exploitation. [...]
Donc les cessions de droits d'auteur qui ont lieu habituellement au profit des éditeurs sont illégales, et les auteurs ont déjà le droit de mettre leurs articles en libre accès sans restrictions, n'est-ce pas? En fait il n'en est rien, comme me l'a expliqué Béatrice Chabanier, du service juridique du CEA:
La jurisprudence constante, s’appuyant sur l’article L.122-7 du Code de la propriété intellectuelle, considère que l’auteur est libre de renoncer à percevoir des droits patrimoniaux sur l’exploitation de son article prévu à l’article L131-4 du même code. Un contrat d’édition prévoyant une cession gratuite de ses droits d’auteur par l’auteur est donc parfaitement valable.

En conséquence, si un auteur diffuse son article en accès libre, en contravention des dispositions prévues dans le contrat d’édition qui le lie à l’éditeur, il se met en faute et pourrait être susceptible, dans la mesure de ce qui est prévu dans ledit contrat, de devoir indemniser l’éditeur pour le préjudice subi par ce dernier.

Il ne faut donc pas en déduire que les auteurs d'articles scientifiques ont le droit de diffuser leurs articles en accès libre, sans aucune restriction, ni que l’article 9 n’aura aucun effet.
Pour bien comprendre le projet de loi et les modifications proposées, il était donc souhaitable de connaître et de comprendre les lois existantes et prévues, au niveau national comme au niveau européen. Une telle connaissance de la loi n'était bien sûr pas à la portée de la majorité des constributeurs à la consultation, d'autant qu'une lecture naïve de textes comme l'article L131-4 peut conduire à des conclusions erronées.

Conclusions

À première vue, la consultation au sujet du projet de loi est un échec patent. Les centaines de contributeurs et d'organisations qui se sont intéressés à l'article sur l'Open access ont perdu leur temps, puisque leur travail n'a conduit qu'à des modifications triviales du texte, qui ne reste susceptible de contribuer au but affiché que de façon marginale. Le maintien pour l'essentiel d'un article rejeté par la grande majorité des contributeurs, et le rejet de toutes les modifications substantielles proposées (à l'exception de l'évidente réduction de l'embargo), suggèrent de plus une certaine désinvolture à l'égard de leur travail. (Pour un avis plus optimiste, voir cependant le bilan de la consultation fait par Frédéric Hélein.)

Cependant, cet échec peut être vu comme une expérience intéressante, qui pourra avoir de la valeur pourvu que les leçons en soient tirées:
  • Le caractère primitif de la plate-forme utilisée a conduit à l'éparpillement du débat. Il aurait au contraire fallu pouvoir concentrer la discussion sur un nombre limité de points, en éliminant les redondances, et en permettant aux contributeurs de se baser non seulement sur le texte du gouvernement, mais aussi sur les autres contributions. Wikipedia, StackExchange et GitHub montrent qu'il est possible d'organiser efficacement des efforts collaboratifs, il reste à trouver une plate-forme capable de le faire dans le cas du débat sur un projet de loi.  
  • Les contributeurs ont perdu beaucoup de temps à débattre des propositions juridiquement impossibles, ou contraires aux intentions du gouvernement. Pour éviter cela, le gouvernement aurait pu soit donner des directives plus précises au début de la consultation, soit intervenir dans la consultation sans en attendre la fin, soit enfin mandater des juristes pour donner des avis techniques sur les propositions du public au fur et à mesure. 
  • La piètre qualité du texte issu de la consultation reflète en grande partie par la piètre qualité du texte initial du gouvernement. De plus, proposer un embargo ridiculement long (par tactique procédurière?) a inutilement distrait les contributeurs. 
Si une consultation similaire a lieu à l'avenir, les personnes et institutions intéressées peuvent donc espérer y participer de façon fructueuse, pourvu que ce genre d'écueils soient dès le départ évités.

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