Saturday, 21 September 2013

Comment ne pas financer la recherche [How not to finance research]

[This post is in French, because it specifically deals with the French research system.]

Il y a quelques années, j'ai reçu un coup de téléphone d'une employée du Conseil Régional d'Auvergne, qui cherchait à joindre un collègue. C'est que le Conseil Régional d'Auvergne finance la recherche: il fait des appels à projets, et distribue de l'argent aux meilleurs projets candidats, après avoir demandé à des spécialistes de les évaluer. C'est pour évaluer un projet de cosmologie qu'on essayait de contacter mon collègue, qui est cependant spécialiste de gravité quantique -- la différence peut paraître subtile, mais elle est rédhibitoire.
J'ai donc renvoyé mon interlocutrice à un autre collègue, et je ne connais pas la fin de l'histoire. La procédure de sélection des spécialistes, par du personnel apparement dépourvu compétences scientifiques, m'a cependant semblé quelque peu amateuriste. De plus, une politique scientifique d'envergure régionale risque de devoir arbitrer entre des thématiques fort éloignées. Comparer des projets thématiquements éloignés est un exercice quasiment impossible: si on consulte des spécialistes de chaque thématique, chaque spécialiste a intérêt à donner un avis positif, pour défendre sa propre discipline.

Du point de vue des chercheurs, la multiplication des guichets -- l'existence de sources de financement petites mais nombreuses -- est source de perte de temps. Et puis, est-ce bien la peine de passer des heures à écrire un projet, selon des règles spécifiques, pour espérer obtenir un financement minime, qu'on ne pourra dépenser qu'en suivant d'autres règles spécifiques? Beaucoup de chercheurs penseront que non. Ceux qui seront candidats ne seront pas nécéssairement les meilleurs, et auront parfois des motivations indirectes, comme de plaire à leur hiérarchie en attirant des financements extérieurs.

Certains appels à projet n'ont pas directement pour but de faire avancer la recherche, mais, par exemple, de créer des collaborations nationales ou internationales, de former des étudiants, etc. En fait, c'est non seulement le financement, mais aussi l'évaluation de la recherche, qui sont de plus en plus conditionnés par des activités dérivées: publications, conférences, collaborations, vulgarisation, formation. Ces activités accompagnent normalement la recherche, mais il est en fait possible de s'y livrer sans faire de recherche proprement dite. Et c'est ce à quoi certaines politiques de recherche incitent les chercheurs, en ne se focalisent pas directement sur la recherche et ses résultats.

Les chercheurs ont besoin d'argent pour le matériel, les conférences et autres déplacements professionnels, et l'embauche d'étudiants et de postdocs.
Il y a des besoins réguliers: ordinateurs personnels, matériel de bureau, étudiants stagiaires, conférences. Il y a des besoins exceptionnels: matériel coûteux, déplacements prolongés, embauches importantes. Il serait logique de financer les besoins réguliers par des financements récurrents, et les besoins exceptionnels par des appels à projets. Or on constate la disparition progressive des financements récurrents, et la prolifération des petits appels à projets.
On risque d'en venir à financer des besoins réguliers par des appels à projets. Non seulement ce serait une perte de temps considérable, mais encore cela conduirait les organismes de financement à microgérer la recherche.
Ce serait comme si, dans la vie courante, on devait emprunter de l'argent non seulement pour acheter une maison ou une voiture, mais aussi pour faire les courses alimentaires, en établissant pour cela un budget détaillé des dépenses prévues -- et sans être sûr d'obtenir le prêt.

Paradoxalement, la baisse des crédits semble conduire les instituts de recherche à une sorte de course aux armements dans le domaine de la communication. Il semble qu'un institut de recherche ait de plus en plus de mal à vivre sans un logo dessiné par un professionnel, des plaquettes présentant ses activités, et du personnel chargé à plein temps de la communication. En bonne partie, il ne s'agit pas de vulgarisation destinée au public, mais de communication destinée à faire bonne impression aux financeurs. Aurons-nous un jour dans les laboratoires des directeurs marketing, chargés de choisir les projets de recherche selon leur caractère "vendable" aux organismes financeurs?

J'ai récemment entendu un haut administrateur dire que "le financement de la recherche a changé de manière dangereuse", et déplorer la baisse des budgets.
Cette baisse des budgets serait un moindre mal, si l'évolution du mode de financement ne poussait pas en même temps à l'hypertrophie d'activités de communication et d'administration, au détriment de la substance même de la recherche.

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